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En Côte d’Ivoire, travailleurs et commerçants se jouent de la fermeture des frontières

La coïncidence est troublante. Daniel et Oumarou viennent de se rencontrer, et pourtant, ils ont presque la même histoire. Originaires d’un village excentré du Burkina Faso, les deux hommes de 23 ans ont mis leurs études de côté pour gagner leur vie au Mali, dans la filière aurifère. Là-bas, ils se sont fait avoir, ont gagné trop peu et se sont imaginé que le travail et l’argent se trouvaient plus au sud, en Côte d’Ivoire. Un pays plus riche et en paix, où des petits business dans le cacao et l’or les attendaient à six heures de route. Mais depuis fin mai, les voilà tous les deux coincés à Pogo, village ivoirien frontalier du Mali, sans le moindre franc CFA en poche.

« J’ai tout donné au passeur », confie Daniel, grand, svelte et élégamment habillé malgré le voyage difficile. Ses petits yeux et ses légères rides trahissent l’épuisement. A cause de la fermeture des frontières ivoiriennes, décrétée le 22 mars pour faire face à l’épidémie de coronavirus, Daniel et Oumarou ont dû emprunter des chemins de traverse, à quelques heures d’intervalle, ce qui leur a coûté entre 15 000 et 20 000 francs CFA (entre 23 et 30 euros) – leurs toutes dernières économies. Alors même s’ils sont désormais du bon côté de la frontière, ils n’ont plus les moyens d’avancer.

Selon les autorités ivoiriennes, une vingtaine de points de passage clandestins seraient ainsi régulièrement franchis pour le transit de personnes et de marchandises. Des lieux non surveillés entre les centaines de kilomètres de brousse, de rivières et de forêts de la longue frontière nord. « D’habitude, la plupart des personnes ont tout à fait le droit de circuler avec une simple carte d’identité, puisqu’on est dans l’espace de libre circulation de la Cédéao [Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest] », rappelle Marina Schramm, cheffe de mission de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) en Côte d’Ivoire.

Des familles menacées de ruine

Les raisons de ce transit caché sont bien souvent économiques. « On se tue à le dire : on peut fermer toutes les frontières qu’on veut, les gens continueront de partir s’ils doivent partir », insiste Florence Kim, porte-parole de l’OIM pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale. Il y a ceux qui partent pour un travail, comme Oumarou et Daniel, et ceux qui vivent du commerce frontalier. Or actuellement, seules les marchandises essentielles ont le droit de circuler librement. Sauf autorisation spéciale, les produits moins prioritaires sont refoulés, menaçant de ruine les nombreuses familles qui dépendent de leur petit business informel.

Des contrebandiers aux simples vendeurs, certains contournent la douane pour écouler leurs marchandises et survivre en cette période de crise. La ville de Ouangolodougou, à la frontière avec le Burkina Faso, est par exemple spécialisée dans les draps en coton. « Mais ils ne sont pas considérés comme des produits de première nécessité et ne peuvent pas passer au Mali ou au Burkina comme l’alimentaire ou le gaz. Alors les vendeurs s’adaptent, c’est normal », estime Mohamed Bamba, membre du centre social de la région, habitué à s’occuper des jeunes en mouvement.

Les forces de l’ordre positionnées aux frontières redoublent de vigilance. En vain. Les autorités du nord décrivent cette frontière comme « poreuse » et impossible à surveiller sur sa totalité. A tel point qu’elles n’auraient refusé le passage qu’à un peu moins de 200 personnes en deux mois. « Officiellement en ce moment, tout est bloqué. Mais pour les habitants de la sous-région, les frontières n’existent pas, ils bougent sans arrêt : certains ont leur famille de l’autre côté, d’autres vont au point d’eau le plus proche, situé dans le pays d’en face », développe Marina Schramm.

Fin mai, l’OIM est intervenue dans des villages frontaliers pour des actions de sensibilisation. Elle en a profité pour équiper dix points d’entrée ivoiriens en matériel sanitaire et médical, afin d’éviter la propagation du Covid-19 d’un pays à l’autre. Yeguitewana Yéo, assistante de projet pour l’organisation, a rencontré les habitants et diffusé son message sur les ondes de HKB, la radio communautaire de Ouangolodougou. « Cette période de pandémie peut être une aubaine pour les trafiquants, prévient-elle. Quand il y a plus de pauvreté et de difficultés, cela attire de potentielles victimes, souvent analphabètes. On leur dit et répète qu’il ne faut pas se fier aux belles promesses d’un mieux-être quelque part. »

Corridors humanitaires

A Pogo, Ngana Coulibaly recense les passages de jeunes de moins de 25 ans depuis plusieurs mois pour le compte de l’ONG Save the Children. « Ils sont neuf ou dix par jour à passer ou s’arrêter ici, dans les deux sens. La jeunesse voyage moins qu’avant mais bouge toujours, avec cette idée que le meilleur est ailleurs », détaille l’agent communautaire. A ses côtés, Idrissa Sidibé est chargé de structurer le futur centre d’accueil de Pogo, où les jeunes migrants pourront s’orienter et rejoindre un réseau de familles d’accueil avant de poursuivre la route, si quelqu’un les attend, ou de retourner dans leur vraie famille.

En attendant la construction de ce centre, la ville de Pogo aide les jeunes de passage comme elle le peut. Daniel, chrétien pratiquant, dort depuis une dizaine de jours dans l’enceinte de la petite mosquée, accueilli et nourri par la communauté musulmane. Pour Oumarou, les conditions sont plus rudes. Il partage le repas d’un propriétaire de lavage-auto et dort sous son camion. Ici, on ne roule pas sur l’or.

Tous n’ont pas réussi à passer entre les mailles du filet. La fermeture des frontières aurait bloqué au moins 25 000 personnes dans la sous-région, « l’une des plus mobiles au monde », souligne Florence Kim. « On est en pleine saison des pluies, une période de transhumance importante, tout est bloqué, ce qui fait qu’ils sont des milliers dans des centres de transit bondés et surchauffés », explique-t-elle. Dans certains pays, des corridors humanitaires sont donc négociés et organisés par l’OIM pour que ces migrants puissent enfin rejoindre leur famille. Comme ces 1 300 Nigériens coincés au Burkina Faso, enfin de retour chez eux.

Désormais, pour beaucoup, l’urgence est de rouvrir au moins partiellement les frontières, officiellement fermées jusqu’au 14 juin, pour éviter une crise économique encore plus grave. D’autant que l’épidémie semble pour le moment relativement maîtrisée : 2 833 cas, dont 33 mortels, ont été enregistrés au 31 mai. « Plus les mesures contre la propagation du coronavirus seront respectées, plus vite les frontières rouvriront, estime Marina Schramm. Et plus vite les échanges économiques, sociaux et culturels, si essentiels au développement des pays, pourront reprendre. »

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